28

La Casbah, puisque casbah il y avait – c’était même écrit en lettres au néon violet au-dessus de la porte – était une boîte de nuit à thème.

Un thème d’une évidence aveuglante. La baraque était construite comme une mosquée, décorée avec du carrelage et des mosaïques de style mauresque. Elle n’avait pas de fenêtres, juste une porte de bois avec des barres de fer cloutées, encadrée par deux palmiers en néon vert.

La porte n’avait pas de poignée visible, juste un judas grillagé encastré au niveau des yeux. Ry appuya sur la sonnette. Un instant plus tard, le judas s’ouvrait et se refermait.

Et puis la porte elle-même s’ouvrit en grand. Zoé s’attendait à voir un type coiffé d’un fez, peut-être une danseuse du ventre en sarouel, mais c’est une femme d’un certain âge qui franchit le seuil et entra dans la lumière verte des palmiers en néon. On aurait dit une chanteuse tout droit sortie des années 1930, avec ses cheveux noirs coiffés à la garçonne, ses pommettes impressionnantes, sa jupe droite noire, son corsage de soie rouge et le long fume-cigarette en ivoire qu’elle pinçait délicatement entre ses doigts.

« Rylushka ? » dit-elle en russe, d’une voix rauque, sans doute due à un excès de mauvaise vodka. « Je ne te vois pas pendant deux ans, et tout à coup tu viens frapper à ma porte ? Tu dois être vraiment, vraiment dans la merde. »

 

« D’un autrre côté, t’est-il jamais arrrivé de ne pas êtrre dans la merrrde ? » demanda-t-elle en anglais, cette fois, en roulant si fort les r que Zoé crut qu’elle allait s’étrangler. Elle leva la main qui tenait le fume-cigarette avant que Ry ait le temps de répondre. « Non, mieux vaut ne rrien dire, lapushka. Ne me dis rrrrien. Comme ça, je pourrrai toujours – comment dites-vous, en Amérrrrique ? Invoquer le démenti plausible ? »

— On s’est dit qu’on allait te faire un petit bonjour pour le dîner, répondit Ry. Mme Blotski fait le meilleur bortsch à l’ouest de l’Oural, ajouta-t-il en se tournant vers Zoé.

— Il ment », fit la femme.

Elle regarda Zoé en souriant, mais elle plissa ses yeux noirs pour la toiser de haut en bas, comme si elle jaugeait une rivale potentielle.

« Je ne sais pas faire cuire une pomme de terre à l’eau sans la carboniser. Enfin, les plats à emporter ne sont pas faits pour les chiens, hmm ? Allez, entrez, entrez. » Elle s’effaça et agita la cigarette en direction de la porte ouverte. « Et pas de madame Blotski. C’est Anya.

— Ochen priatna. Ravie de faire votre connaissance. Je m’appelle Zoé…

— Niet, niet. N’en dites pas plus. Démenti plausible, je vous rappelle. Comme c’est gentil néanmoins que vous parliez russe. Et quelle délicatesse de votre part de me le laisser savoir avant que je me couvre de honte en laissant échapper une petite insulte par-ci, une petite indiscrétion par-là, en pensant que… comment dites-vous, déjà ? Que vous n’y comprenez que dalle. Alors, Rylushka, où as-tu trouvé cette fille ?

— Je l’ai pêchée dans la Seine.

— Hmm. Tu as toujours été un blagueur. Enfin, elle a quand même bien l’air d’un krysa noyé. Peu importe, il y a de quoi se laver, ici, et pour ça elle devrait m’être reconnaissante. Et pourquoi sommes-nous tous encore dehors, sur le pas de la porte ? Et si quelqu’un vous voyait et commençait à tirer ? »

Zoé coula nerveusement un coup d’œil d’un côté et de l’autre de la rue. Elle ne voulait pas attirer d’ennuis à cette femme.

« Merci, madame Blotski, mais nous devrions peut-être…

— Anya, coupa Ry, aime faire comme si elle vivait dans un roman de John le Carré. Si vous lui dites que nous avons le KGB à nos trousses, vous allez illuminer sa journée. »

Mme Blotski éclata de rire.

« Écoutez-moi ça ! Rylushka, c’est toi qui joues toujours aux gendarmes et aux voleurs. »

Zoé regarda Ry. Au départ, quand il l’avait estourbie avec son pistolet tranquillisant et qu’elle s’était réveillée vaseuse, avec un horrible mal de tête, elle l’avait pris pour un méchant. Elle ne le pensait plus, mais elle savait qu’il y avait encore bien des choses qu’il ne lui disait pas.

D’un autre côté, elle ne lui avait pas tout dit non plus. Rappelle-toi, ne fais confiance à personne. Personne, l’avait avertie sa grand-mère. Zoé était la Gardienne depuis quarante-huit heures à peine, et elle envisageait déjà d’enfreindre la règle numéro un.

Laissant Zoé les suivre, Anya Blotski prit en riant le bras de Ry et le fit entrer à l’intérieur. Elle se pencha sur lui et son sein lui effleura le bras. Un indice, pensa Zoé, aussi lumineux que les palmiers en néon de la porte d’entrée, qu’ils avaient eu une liaison, tous les deux, et à cette pensée elle réprima un sourire.

 

Zoé contempla le décor, les palmiers en pot, les motifs Arts déco et les dorures sur les murs bleu cobalt, et se dit que Humphrey Bogart se serait senti comme chez lui.

Ils se frayèrent un chemin entre des fauteuils de rotin et des petites tables rondes couvertes de nappes blanches, fraîches, chacune ornée d’une petite lampe avec un abat-jour rouge et un petit vase en onyx. Ensuite, ils traversèrent le parquet d’une piste de danse, devant une estrade légèrement surélevée, prête à accueillir un orchestre de jazz. Les instruments étaient déjà en place, les partitions sur les pupitres. Cependant, Zoé ne vit pas de musiciens ; à vrai dire, il n’y avait pas âme qui vive dans toute la Casbah. D’un autre côté, il était encore tôt ; les choses ne commençaient peut-être à s’animer qu’après minuit.

Anya Blotski les conduisit vers le fond de la salle et une porte battante qui donnait sur un petit couloir terminé par une autre porte qu’elle ouvrit avec une clé.

« C’est la loge de la chanteuse, et comme c’est moi la chanteuse, je dis que vous pouvez vous en servir. Mettez-vous à votre aise, je vous en prie. Ce coffre, là, est en réalité un réfrigérateur. Futé, non ? Et il y a de la vodka, dedans. Pendant ce temps-là, je vais faire livrer quelque chose à manger. »

Elle passa sur la main de Zoé ses doigts frais, secs.

« Pauvre chérie. Elle a l’air bleue de froid, et à moitié morte de faim. »

Sur ces mots, Anya les abandonna laissant planer derrière elle un nuage de parfum Opium.

Toute la loge empestait le parfum. Zoé reconnut un décor de faux harem turc avec son plancher couvert de kilims, son miroir de coiffeuse doré et son ottomane qui disparaissait sous les coussins à franges, ornés de perles. Un samovar gargouillait sur une table.

« Je devrais faire la danse des sept voiles », dit Zoé.

Ry s’approcha d’elle et replaça une mèche de cheveux vagabonde derrière son oreille.

« Ça va ? Vous avez l’air vraiment épuisée. »

Elle sourit, mais fit un pas en arrière. Le contact de sa main l’avait fait vibrer jusqu’aux orteils, et elle ne voulait pas s’engager dans cette voie-là. Il aurait fallu qu’elle soit vraiment idiote pour emprunter ce chemin.

« En dehors du fait que j’ai une omelette à la place des entrailles, ça va. La prochaine fois que vous volerez un véhicule pour vous enfuir, ça vous ennuierait d’éviter les mobylettes de livreurs de pizzas ? »

Le coin de ses yeux se plissa.

« Je pourrais trouver quelque chose de plus classe, comme une BM.

— Tant qu’elle n’est pas gris métal… Si je revois une BM gris métal, je replonge dans la Seine.

— La BM de votre mère n’est pas gris métal ?

— Merci de comprendre ce que je veux dire. »

Il s’approcha en riant de la table sur laquelle était posé le samovar. Elle le regarda remplir de thé deux gros verres russes, ventrus, et placer deux morceaux de sucre sur le petit rebord prévu à cet effet. Comment un type appelé O’Malley pouvait-il parler russe mieux qu’elle ? Et il avait si bien joué son rôle de vor qu’il avait réussi à abuser même sa mère, une pakhan de la mafia russe. Impossible qu’il ait appris ça en entrant à la DEA. Elle ignorait tout simplement trop de choses à son sujet – il aurait fallu qu’elle soit dingue pour lui faire confiance. D’accord, il lui avait sauvé la mise à plusieurs reprises, ce jour-là, mais quand même…

Elle s’approcha de l’ottomane et se laissa tomber dessus. La courroie de sa sacoche lui cisaillait l’épaule. Elle avait l’impression d’avoir du sable dans les yeux, et que tous les os de son corps avaient été broyés. En plus, elle avait l’estomac tellement vide que tout le monde devait pouvoir l’entendre gronder.

Elle se passa les doigts dans les cheveux et les en retira collants. Elle ne voyait vraiment pas pourquoi… et puis elle repensa à la pièce montée dans laquelle Ry avait foncé pendant leur course folle dans les rues de Paris.

Ry se retourna, les verres de thé à la main, et il dut saisir son expression parce qu’il demanda :

« Quoi ? Hein, c’est quoi ce sourire idiot ? »

Elle éclata de rire.

« Je repensais à la tête de ces deux types quand vous vous êtes précipité dans leur gâteau de mariage. C’était une sacrée course-poursuite que celle dans laquelle vous m’avez entraînée, O’Malley. J’ai bien cru… »

Elle fut interrompue par un coup frappé à la porte, et Mme Blotski entra avec un plateau chargé de verres, d’argenterie et d’une demi-douzaine de cartons blancs de traiteur.

« Ça vient de chez Igor Delikatessen, dit-elle. Il y a du poulet tabaka avec de la choucroute, et des kotlety dont il m’a promis qu’elles étaient farcies à l’agneau et pas au cheval, alors vous pouvez y aller. Le pain est du pumpernickel. Vous aimez ça ?

— Oh oui, répondit Ry. Spasiba. »

Soudain, Zoé s’aperçut qu’elle avait l’eau à la bouche, au point qu’elle eut peur de se mettre à baver.

« Ça sent merveilleusement bon. Spasiba.

— Tout le plaisir est pour moi. Et je vous en prie, servez-vous de la vodka. »

La femme posa le plateau sur le coffre qui faisait office de réfrigérateur, caressa la joue de Ry.

« Mangez, mangez. Mais je saisis des choses que vous êtes trop polis pour me dire tout haut, et je vais vous laisser en tête à tête, les enfants. »

Zoé attendit que la porte se refermât, puis elle regarda Ry et ils partagèrent un sourire.

« Nous, des “enfants” ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que c’est que cet endroit ?

— La Casbah ? C’est une boîte de nuit qui a été fondée par des Russes blancs émigrés bien avant la Seconde Guerre mondiale, et qui a plusieurs fois changé de mains depuis. Anya était chanteuse dans une boîte de Moscou quand l’URSS s’est effondrée. Elle a émigré ici et racheté l’endroit. »

Probablement avec un peu d’argent de la mafia, se dit Zoé, mais elle était trop affamée pour s’intéresser plus en détail à la question, quand bien même ça l’aurait regardée. Elle s’apprêtait à prendre un carton fumant qui sentait la soupe de pommes de terre lorsqu’elle aperçut sa main noire de crasse, et elle frémit.

 

En sortant de la salle de bains, Zoé vit que Ry lui tournait le dos et parlait dans son téléphone portable. Elle l’entendit dire :

« Oui, pakhan. Non, pakhan. »

Et puis il referma son téléphone.

« Vous parliez à ma mère », dit-elle, en proie à un tel écœurement que, si elle avait eu quelque chose dans l’estomac, elle aurait vomi.

Ry se retourna vers elle en fourrant son téléphone dans la poche arrière de son jean.

« Elle croit que je travaille pour elle, je vous rappelle. Si je ne rends pas des comptes tous les jours, elle va se méfier.

— Alors…, commença Zoé. » La voix lui manqua, et elle dut se racler la gorge. « Qu’est-ce que vous lui avez dit ?

— Qu’un type avait essayé de vous tuer hier soir, mais que je vous avais sauvé la vie et que j’avais réussi à gagner votre confiance.

— C’est ce que vous croyez ? Que je vous fais confiance, maintenant ?

— Je n’en sais rien, Zoé. À vous de me le dire. » Il poussa un soupir et se passa les doigts dans les cheveux. « Écoutez, il faut qu’on parle.

— Je préférerais manger.

— Eh bien, on va parler, et puis ensuite on mangera. Mais asseyez-vous. Vous ne tenez pas debout. »

Zoé sentit sa colère et sa méfiance s’évaporer. Elle était presque trop épuisée pour s’en faire encore, et puis d’abord, il avait raison pour Anna Larina. Il devait l’appeler s’il ne voulait pas éveiller ses soupçons.

Elle retourna vers l’ottomane pendant qu’il tirait une chaise aux accoudoirs taillés en forme de serpent et s’asseyait face à elle.

« Parlez-moi de l’autel d’ossements », dit-il.

Zoé ne répondit pas. Elle se contenta de le regarder. Il avait les traits tirés par la fatigue et toute la tension accumulée, normal somme toute pour quelqu’un qui avait piloté la mobylette en tous sens au milieu d’une circulation infernale, dans un marché aux fleurs, une galerie marchande. Pendant toute la balade, elle n’avait été que sa passagère. Et il avait encore moins dormi qu’elle, la nuit passée. Elle se rappelait qu’il avait dû la tenir debout sous une douche chaude pour qu’elle ne meure pas d’hypothermie. Enfin, c’est ce qu’il lui avait dit.

« Je me disais qu’on pourrait peut-être faire une partie de bras de fer pour décider qui commence », dit-elle.

Il accusa le coup, la regarda un instant, décontenancé, et puis il se mit à rire.

« Vous êtes la femme la plus déjantée que j’aie rencontrée de ma vie.

— Déjantée ? De tous les adjectifs à votre disposition, vous avez choisi déjantée ? Qu’avez-vous contre magnifique, brillante, charmante, sexy ?

— Vaniteuse ? »

Il eut ce plissement d’yeux qui était sa façon de sourire, et elle ne put s’empêcher de lui rendre son sourire.

« Oh, ça va. Si c’est pour vous moquer de moi et me traiter de tous les noms, autant que je me lance. » Elle inspira profondément, ferma les yeux un moment. Elle pria pour ne pas être en train de faire une terrible erreur et se jeta à l’eau. « Tout a commencé quand ma grand-mère s’est fait assassiner dans le Golden Gate Park. »

Elle lui raconta comment Mackey était venu la voir parce que, avant de mourir, sa grand-mère avait essayé d’avaler un bout de papier portant son nom et son adresse. Elle lui parla de la photo, des dernières paroles que sa grand-mère avait murmurées à l’homme qui était venu à son secours dans le parc, et de la scène de cauchemar avec sa mère.

« La première fois que j’ai entendu parler de l’autel d’ossements, c’est par Mackey. J’ai lancé ces mots à ma mère alors que je m’apprêtais à m’en aller, et elle a pris tellement soin de dissimuler sa réaction qu’elle s’est trahie en ne réagissant pas. Vous pensez qu’elle est également au courant pour le film ?

— C’est possible, mais je ne crois pas. Ce qu’elle veut, c’est votre icône. Je ne vous ai pas dit toute la vérité, jusque-là. Votre mère m’a demandé de vous suivre pour assurer votre protection parce qu’elle pensait que vous couriez peut-être un danger. Mais elle m’a aussi dit que si vous faisiez main basse sur une icône, je devais vous séduire afin de la récupérer. » Zoé se sentit rougir.

« Vous n’auriez pas vraiment… »

Il se pencha et lui prit les mains. Elle ne se rendit compte qu’à ce moment-là qu’elle avait les poings serrés sur les cuisses. Et qu’ils étaient complètement glacés.

« Je suis de votre côté, dans cette histoire, Zoé. Je l’ai toujours été. »

Il avait de grandes mains fortes, dures, aux paumes rugueuses, et pourtant leur contact était doux. Elle s’inclina vers lui comme si elle allait se lover dans ses bras, puis elle se rejeta précipitamment en arrière et tendit la main vers son verre de thé.

« Je commence à me dire qu’on n’aurait pas volé quelque chose de plus costaud », fit Ry en se levant et en allant vers le réfrigérateur.

Zoé laissa échapper un gros soupir.

« Ça, vous l’avez dit… Enfin, après cette conversation typiquement exaspérante avec Anna Larina, je suis allée à la morgue voir le corps de ma grand-mère. Il fallait que je la voie, vous comprenez, pour qu’elle devienne réelle pour moi. Et quand j’en suis sortie, c’est là que j’ai été attaquée pour la première fois par le type à la queue-de-cheval. Il voulait cette chose, cet autel d’ossements, au point, Ry, qu’il était prêt à m’arracher l’œil pour me l’extorquer. »

Pendant que Ry remplissait deux verres avec la vodka trouvée dans le réfrigérateur, elle lui raconta comment elle avait échappé à son agresseur, réintégré ses pénates et trouvé l’enveloppe de sa grand-mère, avec la clé, la carte postale et une lettre pleine de mystère et de mises en garde.

Elle s’arrêta pour s’octroyer une grande gorgée de vodka, et frémit de tout son corps, embrasée par un incendie intérieur qui l’envahit jusqu’à la pointe des doigts de pied et lui fit venir les larmes aux yeux.

« Et c’est ce qui m’a conduite vers le vieil homme dans la boutique au griffon, où j’ai récupéré le film et l’icône, et depuis, j’ai enchaîné les emmerdes. Pardon pour mon franc-parler.

— Je n’ai pas vu de lettre quand j’ai fouillé votre sac, dit Ry. Désolé pour ça, au fait, mais… »

Elle agita la main, se renversant de la vodka sur le poignet, qu’elle lécha pour ne pas gâcher.

« Il faut savoir passer l’éponge, comme dirait Yasmine Poole. Vous couriez après le film sur Kennedy, ce qui est absolument compréhensible, compte tenu de… Bref, nous reviendrons là-dessus plus tard. La lettre était dans ma poche quand j’ai sauté dans la Seine, et elle a terminé en magma détrempé, illisible, mais je l’ai tellement lue et relue que beaucoup de choses sont restées gravées dans mes cellules grises. J’ai noté tout ce dont je me souvenais sur un papier à en-tête de la banque. »

Elle attrapa le papier dans sa besace et le lui tendit. Il le lut jusqu’au bout, resta un instant silencieux et dit :

« D’accord. Donc, vous êtes la Gardienne de cet autel d’ossements, mais c’est tellement dangereux que votre grand-mère n’a pas voulu risquer de vous donner les détails dans sa lettre au cas où elle tomberait entre de mauvaises mains, alors elle vous a fait parvenir une carte postale comportant une énigme et une clé…

— Qui ouvrait une cassette dans laquelle se trouvaient l’icône, la photo de Marilyn Monroe et le film de votre… le film de Kennedy.

— Inutile de tourner autour du pot, Zoé. J’ai admis la réalité : il y avait bien un second tireur sur la butte herbeuse, et ce fils de pute était mon père.

— D’accord. Désolée. »

Pas totalement admis quand même. Ton visage se crispe plus fort qu’un poing chaque fois qu’on aborde le sujet, pensa-t-elle.

Elle le regarda faire les cent pas dans la petite pièce, puis se retourner brusquement, la faisant sursauter. Il eut un regard dur, méchant, implacable. Et Zoé se raidit en le voyant approcher.

« Je voudrais revoir l’icône. S’il vous plaît », ajouta-t-il, sans doute en voyant son expression.

Zoé sortit la pochette en peau de phoque de sa sacoche, déballa soigneusement l’icône et la lui tendit. Il se rassit dans le fauteuil aux serpents pour l’étudier, la tournant et la retournant entre ses mains.

En la revoyant, Zoé fut frappée par sa beauté, rare et exquise. Les couleurs chatoyantes de la peinture à l’huile avaient l’air aussi fraîches que si elle avait été peinte la veille. Et les facettes des pierreries scintillaient à la lumière de la lampe comme des larmes de cristal.

« C’est incroyable comme vous lui ressemblez, dit Ry.

— Je ne suis pas aussi experte que ma mère, mais je suis presque sûre qu’elle a au moins quatre cents ans.

— Ils peignaient toujours sur des blocs de bois aussi épais ?

— La plupart du temps. »

Il soupesa l’icône dans sa main.

« Elle est tellement épaisse qu’elle pourrait être évidée à l’intérieur. »

Zoé bondit et se pencha sur lui pour la regarder de plus près.

« Comme si elle dissimulait quelque chose, vous voulez dire ? Comme ces poupées russes emboîtées les unes dans les autres ? »

Il secoua doucement l’icône, mais elle ne faisait aucun bruit. Il la retourna entre ses mains et ils cherchèrent tous les deux un joint ou une charnière, d’abord sur l’arrière, puis sur tous les côtés, mais ils ne trouvèrent rien. Le bloc de bois semblait bel et bien massif.

« Bon, ce n’était qu’une supposition, dit Ry. Mais si cette chose est aussi ancienne qu’elle en a l’air, et si ces pierres sont vraies, ça doit valoir un gros paquet. Peut-être que ce n’est pas plus compliqué que ça : un objet de valeur dont des collectionneurs sans scrupules essaient de s’emparer. Comme votre mère, pour commencer.

— Mais il y a aussi l’énigme que Katya a écrite au dos de la carte postale, fit Zoé en tendant la main vers le dossier de l’ottomane sur laquelle elle avait posé sa sacoche. J’ai d’abord cru que ça avait un rapport avec La Dame à la licorne, mais toute cette histoire de tapisserie n’était qu’un moyen de m’aiguiller vers la boutique au griffon. Et si cette devinette était un indice concernant l’autel d’ossements ? Sa vraie nature, peut-être. Ou l’endroit où il se trouve ? »

Elle tendit la carte à Ry, qui la traduisit en anglais, à haute voix :

 

Le sang coule dans la mer

La mer rencontre le ciel

Du ciel tombe la glace

Le feu fait fondre la glace

Une tempête éteint le feu

Et fait rage dans la nuit

Mais le sang coule encore dans la mer

Interminablement.

 

« Alors, qu’est-ce que ça vous inspire ? demanda-t-elle.

— Aucune idée. »

Elle le regarda attentivement dans l’espoir de voir s’il disait la vérité, mais il avait l’art de dissimuler ses pensées.

« Et pour couronner le tout, dit-elle, l’assassinat de Kennedy doit s’intégrer dans le tableau d’une façon ou d’une autre. Je refuse de croire que ma grand-mère pourrait être impliquée dans deux conspirations top secrètes qui n’auraient rien à voir l’une avec l’autre. Personne ne peut avoir la poisse à ce point-là. »

Cette fois, une émotion brutale traversa le visage de Ry, mais encore trop vite pour qu’elle la déchiffre. Elle s’apprêtait à lui rappeler que c’était son tour de vider son sac quand il lui dit sur un ton un peu trop indifférent :

« Vous êtes sûre qu’il n’y avait rien d’autre dans le coffret ? »

Zoé secoua la tête, mais elle ne le quittait pas des yeux.

« Après avoir trouvé la photo de Marilyn Monroe glissée dans le tissu qui le tapissait, j’ai vraiment regardé très attentivement. Il n’y avait rien d’autre. Pourquoi ? Vous pensez qu’il aurait dû s’y trouver autre chose ? Comme quoi, par exemple ? »

Finalement, il la fixa droit dans les yeux, et elle lut à nouveau la profonde, la noire souffrance qu’elle y avait discernée dans l’appartement, après avoir vu le film.

« Une amulette, dit-il.

— Hé là, une minute ! L’autel d’ossements serait une amulette ? Comment le savez-vous ? Et qu’est-ce que… ? »

Il leva la main.

« Zoé, je vais vous dire tout ce que je sais. Comme nous avons dit dès le départ que nous le ferions. Mais il faut que je commence par le commencement. Avec la confession de mon père et la façon dont mon frère, Dom, a été assassiné. »

 

Zoé regarda Ry faire les cent pas tout en parlant, mais quand il arriva au moment où il avait vu la silhouette du corps de son frère tracée à la craie sur le sol de l’église, elle dut détourner le regard, incapable de supporter ce qu’elle lisait sur son visage.

Il se rassit lourdement sur le fauteuil, posa ses coudes sur ses genoux écartés et baissa les yeux sur ses mains croisées. Il parlait d’une voix calme en apparence, mais ses jointures avaient blanchi.

« Vous savez maintenant pourquoi je ne vous ai pas laissé tuer cette salope. Ouais, il faut qu’elle reste en vie jusqu’à ce que nous ayons découvert pour qui elle travaille en réalité, mais surtout, je veux avoir le privilège de la descendre moi-même. Je n’arrive pas à me sortir de la tête l’heure que j’ai passée au fond du Golfe à respirer l’air d’un pneu. Ça, et le trajet jusqu’à Port Bolivar pour déterrer la confession de papa que Dom avait mise par écrit. »

Il eut un rire amer, rauque.

« J’aurais pu rester comme ça, au fond du Golfe, pendant cent ans, à réfléchir, jamais, jamais je n’aurais pu imaginer le genre d’homme que mon père était en réalité.

— Je suis navrée, Ry, dit doucement Zoé. Je n’arrive pas à me représenter ce que ça doit être de perdre son frère de cette façon. Et puis découvrir que son père… »

Elle n’alla pas au bout de sa phrase. Elle était elle-même incapable de mettre des mots sur ce qu’elle éprouvait.

Il resta un instant silencieux, à regarder ses poings, et puis il dit :

« Quand vous êtes petit, il ne vous vient pas à l’idée que votre papa pourrait ne pas être celui que vous croyez. Nous pensions qu’il était né dans un petit ranch, dans l’est du Texas, près de la frontière avec la Louisiane. » Ry eut un rire creux, secoua la tête. « On y est même allés en voiture, une fois, pour jeter un coup d’œil à la maison de son enfance, mais aujourd’hui, je me demande s’il y avait quoi que ce soit de vrai là-dedans. Je me dis que cet endroit aurait pu appartenir à n’importe qui.

— Ry, vous n’êtes pas obligé…

— Non, il faut vraiment que vous sachiez tout le reste. »

Il tendit la main vers le dossier de sa chaise où il avait accroché son blouson. Il prit dans une poche intérieure une enveloppe de plastique maculée de boue et la lui tendit.

« Mais je vais laisser parler mon père. »

Zoé sortit de l’enveloppe une épaisse liasse de papiers, les déplia, leva une fois le regard vers le visage blême, tendu, de Ry, et commença à lire.

 

Ry, voilà tout ce que Papa m’a dit avant de mourir. Je n’ai réussi à le mettre par écrit qu’en m’efforçant de retrouver ses propres paroles telles qu’elles me revenaient et, au bout d’un moment, j’ai eu l’impression que c’était lui qui racontait à nouveau tout ça, qui te le racontait par mon intermédiaire. D’ailleurs, c’est toi qu’il aurait voulu avoir auprès de lui à la fin, mais il a dû se contenter de moi. Maintenant, quelle partie de tout cela est vraiment de sa voix, et quelle partie vient de moi, je n’en sais rien. Je t’en laisse juge.

Enfin, voilà ce qu’il m’a dit…

Le Secret des Glaces
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